La précédente chronique soulignait la nécessité de nous interroger sur le sens de notre existence, comme signe de notre humanité. Qui ne s’examine pas régresse à l’état de limace ! Ce sens n’est pas d’emblée évident parce que l’homme – l’artiste a fortiori – n’est que second : il entend et reçoit l’appel de la vie ; son existence et son art deviennent sa réponse propre.

 

Tous les hommes sont confrontés à l’existence des choses. Commencer cette chronique par une telle évidence relèverait du ridicule, si nous n’entendions parfois cette interpellation : « Prouve-moi que cette table existe ! » L’absurdité réside dans l’énoncé. Cette table existe nécessairement, de même que telle scène sur laquelle s’élance le comédien ou telle tenue que revêt la danseuse ; la preuve en est que la personne l’affirme dans sa provocation, par une désignation concrète. L’existence des choses s’impose à nous, comme une naturelle « intuition de l’être » : cette table est, telle roulotte est, je suis…

 

Pourquoi moi ?

Mais dire « cette table est » ou même « je suis » laisse aussitôt surgir un second questionnement : je suis, certes, mais qui ? Il est possible de répondre morphologiquement à cette question, comme le ‘‘Qui est-ce ?’’, ce jeu de notre enfance. Il est également possible d’entrer dans l’abstraction avec tel ou tel philosophe : Sartre se définit comme liberté « totale et infinie », Spinoza parle de lui comme un membre de la Substance, tandis que Cioran se qualifie de « prétention du rien », une absurdité en décomposition. Les sciences humaines ne sont pas en reste : le sociologue nous réduit à « être-artiste », « être-philosophe », « être-étudiant », le psychologue à « être-dépressif », « être-homosexuel », « être-surdoué », etc.

Toutes ces réponses dévoilent un aspect mais se révèlent incapables de dire qui nous sommes véritablement. Pourquoi ? Parce qu’elles restent fuyantes, partiellement abstraites. Elles ne savent pas répondre à une question essentielle de la philosophie, bien souvent occultée dans la réflexion contemporaine, mais latente pour qui tente de vivre : pourquoi existons-nous plutôt que rien ? Pourquoi suis-je plutôt qu’un autre ? Pourquoi mes parents m’ont-ils donné naissance à moi, Pierre, et non à une autre personne, Jessica ou Kevin ? Angoissante question qui obsède tout autant la philosophie que l’art, par la diversité des réponses qui y sont apportées.

 

Les Poulidor de l’existence !

Nous voudrions être à l’origine de notre propre être, quand nous sommes essentiellement des êtres seconds. Nous ne tenons pas notre existence de nous-mêmes : nous sommes premièrement intégrés à un « environnement » (D. Winnicott), le « fruit » biologique d’une union entre un homme et une femme, le « condensé » humain d’une éducation, le « produit » psychique d’expériences plus ou moins heureuses, la « somme » de nos rencontres et de nos amitiés, etc. L’enfant sauvage, film de François Truffaut, montre la difficulté pour un être sans éducation d’entrer en communication avec les autres. Notre liberté d’être s’exerce dans cette réception a priori de nous-mêmes : il a fallu que quelqu’un nous adresse la parole pour que nous sachions à notre tour parler, écrire, imiter, chanter, danser…

Répondre à ce flot de vie n’advient pas sans souffrance, surtout pour l’artiste : la libération a son prix. L’art est appelé par la vie, ainsi que le dit le peintre René Magritte : « Il n’y a pas de choix : pas d’art sans la vie. » Il n’est qu’à regarder une pièce de Valère Novarina ou ne serait-ce que deux minutes de danse butō avec Kô Murobushi pour comprendre combien la totale désarticulation du langage verbal et corporel exprime la difficulté d’être. Toutefois, le fait d’en témoigner par l’art constitue déjà une réponse ; l’homme a soif de communication, de communion, de relation. Il n’y a pas de choix : pas d’art sans relation.