Quand la presse libérale joue les porte-flingues de l’idéologie marchande, le coup de gueule s’impose. Ames sensibles s’abstenir…

Quand Emmanuel Berretta du Point arme son Beretta au poing, ça flingue à tout va. Assurément, la différence est maigre entre le patronyme du chroniqueur et la célèbre marque d’armurerie : un petit « r » surnuméraire pour jouer l’air bien peu téméraire du « scandale des intermittents du spectacle ». Et Berretta de choisir soigneusement son modèle au râtelier. Celui de l’amalgame fera l’affaire pour sa basse besogne sur fond de raccourcis captieux : voici les «petits » du spectacle assimilés aux abus des «nantis». Le scandale des « permittents » d’Ardisson et Delarue : voilà à quoi se résume, pour Berretta, la question des intermittents.

Et le porte-flingue du “renard libre dans le poulailler libre” d’en appeler à l’indignation furieuse des salariés du privé, contraints de « porter sur leur dos le poids social de l’exception culturelle française ». Décidément, les intermittents ont le dos large : une cible si volumineuse que la rater reviendrait à manquer un éléphant dans un couloir. Le reste de la presse libérale n’est pas en reste : « Le régime des intermittents grève les comptes de l’Unedic » titre Le Figaro. Un écho ravageur résonne dans Les Echos : « Le régime des intermittents plombe les comptes de l’Unedic ». Le verbe « grever » étant pris par le petit camarade, on choisit son cousin « plomber », plus pur, plus dur, plus pur et dur. Et nos bonimenteurs chevronnés de plomber encore davantage l’image des professionnels du spectacle à la grosse chevrotine. « Ce régime constitue de fait un financement de la politique culturelle française, que l’Etat ne veut surtout pas voir supprimé », écrit Les Echos. Financer la politique culturelle constituerait en soi une infamie ? Que diable ! Et financer la presse officielle, c’est une œuvre de philanthropie ? Bon an mal an, ça fait quand même 422 millions d’euros en 2011 pour permettre à nos scribouillards de faire la morale à tout le monde en esquivant leur propre examen de conscience ! Oui, mais les aides à la presse, c’est différent assène-t-on : le « pluralisme d’expression » est en jeu. Ah ! Si la démocratie est en danger, ça change tout ! Et voilà nos plumitifs supplétifs de l’idéologie financière qui, d’un seul coup, se donnent bonne conscience à soustraire tout un secteur, le leur de préférence, à la loi du marché, celle-là même qui les fait baver de plaisir et d’envie à la hauteur de leurs pulsions sans limites.

Nos libres baveurs professionnels n’en sont pas à un crachat prêt. Les intermittents ? Tous coupables ! Des terroristes même, à lire Baverez, baveur en chef de la horde et champion du monde du bavardage. Le petit Nicolas ne parlait-il pas, dans son obscure opuscule « La France qui tombe » de la « violence déchaînée » par les intermittents, lesquels symboliseraient « l’irrésistible ascension aux extrêmes de la violence sociale en France », le « recours à l’intimidation », le « culte du rapport de forces au détriment de l’intelligence de la négociation ». Ah ! L’intelligence opposée à l’art ! Comme si le second pouvait s’affranchir avantageusement de la première. L’avenir de l’intelligence est plus sûrement menacé par la compromission – que dis-je, l’asservissement ! – des intellectuels à l’argent que par les politiques publiques de soutien à la culture.

Mais, pour passer sa rage, le pamphlet ne suffit pas. Il faut aussi s’efforcer de penser.

Il n’y a ni art ni intelligence sans libertés. Où en sont-elles nos libertés ? Vous savez, ces «libertés d’en bas» qui ne se revendiquent pas mais se conquièrent au moyen d’un esprit libre ? Et si, plutôt que de quémander et lécher servilement et syndicalement les miettes qui tombent de la table budgétaire du maître – laquelle table est elle-même en miettes – nous faisions le pari de l’intelligence révolutionnaire, celle qui consiste à organiser librement une profession, en l’espèce la profession du spectacle ? Sans rien demander à personne ! Chiche ? Aucun crédit sinon celui de la confiance dans la capacité des hommes et femmes du spectacle à agir en toute liberté et responsabilité.

Tous comptes faits, voilà peut-être le chemin du bien commun, celui d’une profession au service de l’avenir d’une société, d’une culture, d’une civilisation. Et le bien commun, vu comme finalité, est immatériel. Le matériel, comme la liberté, n’est qu’un moyen. Celui qui ne voit que le moyen a déjà renoncé à ses libertés. Il est temps d’ouvrir la boîte à penser, sinon c’est la boîte à crever qui va nous broyer.