Philippe Kaminski, ancien cadre de l’INSEE, a été président de l’Association pour le Développement de la Documentation sur l’Économie sociale (ADDES). Spécialiste de l’économie sociale et solidaire, actuel représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte d’Ivoire (RIESS), il nous en explique les ressorts.

[Entretien]

Comment peut-on définir l’économie sociale ?

L’expression n’est pas comprise par tout le monde de la même manière. Ses objectifs, ses frontières semblent bouger en permanence. De nouveaux pays s’ouvrent à l’économie sociale et lui apportent leur façon de la concevoir. Il y a donc beaucoup de conceptions différentes.

Dans un premier temps, on peut dire qu’il y a deux économies sociales : l’une qui produit aux prix du marché, et qui doit rester compétitive ; l’autre qui est tournée vers l’assistance aux démunis, aux défavorisés ou aux handicapés. Celle-ci produit des services, qui, lorsqu’ils sont facturés, le sont très en dessous des prix du marché. Pour vivre, elle doit donc bénéficier de compléments de ressources soit publics, soit privés.

Dans le premier cas, les valeurs de l’économie sociale sont à usage interne ; on y est solidaire, on fonctionne en autogestion, mais pour l’extérieur, on est un producteur comme un autre. C’est le monde des coopératives et des mutuelles. Dans le second cas, on a des organismes qui ont besoin de donateurs pour être en mesure de produire des services à des prix accessibles à ceux qui n’ont pas les moyens.

Il y a donc deux réalités différentes ?

Pas vraiment. Ces deux aspects sont les deux volets d’une même réalité. Ces deux économies sociales ont en commun de n’être ni publiques, ni privées. Elles ne sont pas publiques ; toute institution entièrement financée par l’État, ou qui est trop contrôlée par la puissance publique, n’appartient pas à l’économie sociale. L’économie sociale, ce sont des entreprises et des organisations entièrement privées.

Privées, certes, mais pas dans le sens lucratif du terme. Dans l’économie sociale, la grande caractéristique est l’absence de capital, d’actionnariat et de dividendes. Ce qui est spécifique à l’économie sociale c’est la notion de sociétaire. Qui sont les sociétaires ? Des personnes, physiques ou morales, propriétaires de l’entreprise, mais qui ne détiennent pas d’actions. Le capital ne leur appartient pas et il n’y a pas de revenus du capital. La gestion se fait le plus généralement sur le principe égalitaire « une personne, une voix ».

Un autre aspect important est la notion de réserves impartageables. Plus l’entreprise grossit, plus elle accumule des réserves. Les revenus, au lieu d’être distribués, sont gardés dans l’entreprise et n’appartiennent à personne qu’à elle. Il y a toujours eu, sous des formes diverses, une « troisième voie », différente de l’économie publique et de l’économie capitaliste. Eh bien aujourd’hui, ça s’appelle l’Économie Sociale.

Quelle est la place de l’économie sociale dans le secteur du spectacle ?

À ma connaissance, elle est très réduite du côté de la production.

J’imagine qu’il puisse exister des troupes de théâtre coopératives, mais je n’en connais pas d’exemple pérenne et parlant. Il y a d’autre part des exemples de production de spectacles dans le cadre de l’économie sociale d’assistance (je pense au festival annuel « Théâtre et Handicap »). Ce sont des représentations qui ne sont pas équilibrées économiquement, mais qui comportent une double production de service : le plaisir des spectateurs et l’épanouissement des personnes.

Par contre, là où l’économie sociale a toute sa place, c’est dans le service au spectacle, dans la capacité à faire naître entre les personnes et les structures qui sont partie prenante de la réalité du spectacle, des organisations dans lesquelles elles se sentiront responsables et maîtresses d’elles-mêmes. C’est cela qui est important ; dans une économie sociale du spectacle, dès lors qu’une telle structure fonctionne, elle ne dépend ni de la puissance publique ni des propriétaires du capital. Sur ce plan, il y a encore de grosses parts de marché à conquérir dans tout ce qui est services à la production, qu’il s’agisse du chèque-intermittent, qu’il s’agisse de l’assurance ou de la banque, du conseil, de la formation… Pensons à ce qu’étaient au départ les fondateurs bénévoles et quelque peu utopistes de la MAIF ou du Crédit Mutuel. Ils voulaient s’occuper eux-mêmes de leurs affaires, ne dépendre ni de l’État, ni d’un patron. Ce sont des exemples à méditer et à suivre. Les gens du spectacle ont tout à gagner à être les patrons chez eux.

Propos recueillis  par Serge PLENIER