Panem et circences : depuis toujours, on a soupçonné les représentations de distraire, de détourner l’attention des malheurs de la vie et de masquer les dominations politiques, économiques ou idéologiques. Mais après les dénonciations de la société du spectacle par Guy DEBORD, après la satire féroce d’Homo festivus portée par Philippe MURAY, après la révélation de Matrix, peut-on encore faire l’éloge de ceux qui font métier du spectacle ? D’autant que les médias et les artistes ont tendance à passer une part considérable de leur temps (et de celui des spectateurs) à faire eux-mêmes leur propre panégyrique et celui de leurs pairs…

Pourtant, il est difficile de réduire le monde des représentations à une simple imposture. De toute façon, l’homme ne vit pas dans un monde de choses, mais dans un monde de signes comme le montre le philosophe Ernst CASSIRER; or, ce qui caractérise les signes, c’est de renvoyer à un signifié absent. Les signes ont un sens, c’est-à-dire qu’ils parlent aux sens, qu’ils visent une altérité (sens = direction) et que c’est par cette conjonction qu’ils sont signifiants. Et si l’on en croit la Génèse, l’homme ne serait lui-même que l’image de son Créateur. C’est dire que la représentation (le fait de rendre d’une certaine façon présent ce qui est absent) est constitutif de l’humanité.

Mais il faut affiner l’analyse : si tout dans l’homme est représentation (la médecine psychosomatique en atteste), tout n’est pas spectacle. Et dans ce monde du spectacle, il faut distinguer le saltimbanque des productions de masse, fabriquées industriellement en guise de culture populaire. La culture pour le peuple écrase et remplace la culture du peuple (folklore). Le saltimbanque se distingue aussi des « artistocrates » dont se moquait Philippe MURAY, ces vedettes qu’encensent les médias parce qu’ils ont prêté allégeance au système, qui reçoivent les subventions publiques et peuvent se passer ainsi d’une confrontation à un public réel. Contrairement aux « artistocrates », produit du marketing et des industries culturelles, le saltimbanque est un artisan qui doit chercher directement son public. Parvenir à attirer l’attention du chaland n’est jamais assuré mais, si le bateleur y parvient, il fait -lui- la preuve de son talent.

Alors, proche du public le saltimbanque ? Ce n’est pas si simple, il doit aussi garder ses distances…

Du reste dans l’imaginaire, encore plus que dans la réalité, le bateleur vient d’ailleurs (« nul n’est prophète en son pays »). C’est un nomade, un étranger (comme les compagnons du devoir), un forain, manouche ou gitan qui suscite la crainte (les bohémiens enlèvent les petits enfants) et la fascination (fascinans et tremendum sont les deux caractéristiques du sacré selon Rudolph OTTO).

Pour qu’il y ait spectacle, il faut qu’une séparation distingue le spectateur du spectacle. Aussi, rien n’est plus vain que de vouloir abolir la séparation symbolique de la scène. Le saltimbanque doit monter sur les tréteaux. C’est d’ailleurs l’origine italienne du mot saltare in banco, « sauter sur une estrade ».

Montreur d’ours, trapéziste, troubadour ou bonimenteur, le saltimbanque se donne à voir et pour cela il doit se tenir à une certaine distance du spectateur comme le chœur de la nef ou mieux comme dans le rite orthodoxe, l’iconostase doit séparer des fidèles l’espace du sacrifice.

Aristote s’était interrogé sur les raisons pour lesquelles ses contemporains allaient si nombreux assister aux tragédies alors que celles-ci mettent en scène la misère des hommes déchirés par le fatum ou la cruauté des dieux. Il expliquait que la re-présentation (présence mais à distance) des passions était une façon de nous en purifier (ou de nous en purger, ce qui en grec se dit catharsis).

Or, que fait d’autre le saltimbanque sinon à la fois éveiller et extirper ces passions qu’aujourd’hui on appelle émotions ? Le funambule va-t-il se casser la figure ? Le clown joue avec le ridicule; la chanteuse peut attrister ou la fanfare susciter l’enthousiasme roboratif… Ce sont toujours nos émotions, peur, joie, peine et parfois colère dont la scène nous libère. Et les bravo ! révèlent que l’opération a réussi.

Georges BATAILLE (théorie de la religion) avait montré que la séparation du Ciel et de la Terre, de l’ici-bas et de l’au-delà était invivable si la religion n’instituait une seconde césure dans le monde d’ici-bas distinguant le sacré et le profane. Alors une économie symbolique devient possible avec ses rituels, ses tabous et ses sacrifices.

Par cette mise à l’écart de ce qui dans l’homme passe l’homme et qui, sans rites de re-présentation serait insupportable, le saltimbanque opère, même s’il l’ignore, un véritable sacrifice (c’est-à-dire un faire sacré). De ce point de vue, sa fonction est proche de celle du prêtre.