À seulement trente-cinq ans, Guillaume Kozakiewiez affine son amour des êtres qu’il filme : l’impressionnante Léonarda, la délicate Naiara, Antoine Rigot… Il ne les choisit pas ; les rencontres s’imposent à lui avec évidence. Il partage leur quotidien pendant deux ou trois années, les voit évoluer, parfois dans un sens qui lui échappe. Il aime ceux qu’il regarde par le media de la caméra car un film « est l’histoire d’un regard », le sien, et il ne saurait être question de rester à distance : ses images sont des confidences faites aux spectateurs, sans néanmoins que soit esquissé le moindre jugement.
Antoine Rigot l’a conduit pour la première fois dans une écriture cinéma. Son corps brésillé et sa lenteur interrogent jusqu’à la manière de filmer : « L’endroit où Antoine se situe, c’est son corps. Je pouvais filmer ce corps mis en esthétique sur la scène et le scruter dans la lumière naturelle : un même corps et non le même. J’étais revenu à l’origine du cinéma : le corps. » Il privilégie les longs plans-séquences ; le film ne compte ainsi que 195 plans pour 94 minutes au final ; il sortira en salles le 26 novembre prochain.
Le corps se détache lentement de l’ombre, dans la sobriété d’une musique dramatique. La caméra – pourtant immobile – semble toucher la peau avec tendresse, comme le tremblement d’une interminable caresse, esquissée au rythme de ce funambule au pas engourdi depuis son accident survenu douze ans plus tôt, un saut mortel dans des eaux trompeuses qui le laissa paraplégique. Nous nous laissons guider par cette esthétique de la chair, un brin convenue, du jeune réalisateur, jusqu’à ce qu’éclate, dans un clin d’œil au réalisateur mauritanien Abderrahmane Sissako, un morceau de hard rock : le corps réel s’impose, corps accidenté, embrassé par sa femme en détresse, assis dans un fauteuil roulant, appuyé sur des béquilles, laissé derrière par le moindre promeneur nonchalant…
Chute et Renaissance
La vie d’Antoine Rigot défile sous nos yeux en quelques minutes, de l’effondrement à la renaissance, celle d’un artiste qui accepte la réalité d’un nouveau matériau à travailler, pour mettre en scène un spectacle associant le monde du cirque et le handicap ; il fait profession de spectacles vivants : « Mon inspiration vient de l’intérieur, de la blessure, de mes combats, de ma position à l’extérieur du système, en marge (…) le point de vue a changé, la vision a bougé, la vie a fait un pas de côté, s’est déplacée. »
Si Guillaume peut ainsi choisir librement ses sujets, c’est qu’il a choisi d’être intermittent, en suivant méticuleusement le conseil donné par un producteur à ses débuts : « Si tu entres dans le système des intermittents, mets toujours la moitié de côté pour pouvoir tourner les films que tu aimes. » S’il lui est arrivé de perdre son statut à deux ou trois reprises par le passé, pour terminer une œuvre, l’équilibre fut néanmoins maintenu ; mais son prochain passage à la fiction (un court-métrage sur Grisélidis Réal) le conduit à d’autres réalités : « La fiction, c’est l’horreur. Une simple journée de tournage coûte environ 8 000 euros. Il ne peut y avoir de place pour l’intuition, contrairement au documentaire. Beaucoup arrêtent parce que c’est trop risqué ; il faut savoir remettre en cause un certain confort si nous voulons réussir. Mon travail m’a demandé beaucoup de patience et d’énergie, mais si je me retourne sur les dix années écoulées, je suis heureux. »
Pierre MONASTIER